Title: Anthropologie de la douleur La douleur
1Anthropologie de la douleurLa douleur à travers
les temps, rites et religions (Introduction à la
démarche culturelle)Professeur Claude
HamonetMédecin de Réadaptation, Docteur en
Anthropologie sociale, Faculté de Médecine de
Créteil (UPEC)Hôtel-Dieu de Paris (Service de
MPR)Ex expert OMS (Programme Mondial Prévention
de la violence, et en Réadaptation, Genève)
2 Un grand savoir sur le corps, un piètre savoir
sur lHomme souffrant
3En guise d'introduction une anecdote attribuée
à Sœur Teresa,
- Elle nous a été rapportée par un prêtre africain
de mes amis, Docteur en éthique. Alors que la
sainte sœur visitait un homme qui souffrait
atrocement, n'attendant pas d'autre délivrance
que celle de la mort, elle s'approche de lui, et
lui dit "mon fils, votre souffrance c'est le
baiser du Christ". Interloqué, l'homme rassemble
ses forces pour lui répondre en grimaçant "ma
sœur, je vous supplie, dites-lui d'arrêter de
m'embrasser !"
4La douleur rédemptrice
- Cet échange symbolise bien la place d'une
utilisation par la religion chrétienne de la
douleur, voulant la sublimer jusqu'à l'extrême.
Elle devient un viatique pour le rejoindre avec
certitude au ciel, un rite extrême, à la fois
horrible et délicieux, de passage de la condition
de mortel à celle d'immortel bienheureux, à
travers l'horreur de la souffrance provoquée par
les crocs de fauves déchirant les chairs
sanglantes des premiers Chrétiens (David Le
Breton, La Douleur ).
5LE CULTE DES MARTYRS (de la passion au patient !)
- Le culte de ces martyrs, tous plus horribles les
uns que les autres (Sainte Agathe, Saint
Sébastien), a longtemps été entretenu et
magnifié, présenté à des générations de jeunes
chrétiens comme l'exemple suprême, à la fois
abrégé et simplifié, à la fois mythique et
mystique, du témoignage de la Foi. Associant la
notion de sacrifice sanglant, rappelant celui
d'Abraham avec son fils ou lagneau et la
purification par la douleur et le sang qui
laccompagne. Il aboutit au don total de soi à la
fusion avec un Christ, Homme-Dieu, ayant, lui
aussi, souffert (la Passion, mot issu de Passio,
latin, venant du verbe patior signifiant
souffrir, éprouver, endurer , doù patient,
anglais, actuellement francisé pour remplacer
malade ) jusqu'à en perdre son sang et sa vie
pour nous.
6Sainte Agathe (Sicile) portant ses seinsSaint
Sébastien (Rome), centurion attaché à un arbre et
criblé de flèches par ses propres archers
7Atteindre labsolu par la souffrance
- La souffrance apparaît alors comme rédemptrice.
Elle est même souhaitée, comme l'a bien montré
David Le Breton à travers l'histoire de Saint
Ignace. Il refuse l'aide de chrétiens, bien
introduits auprès du pouvoir romain, qui
s'efforcent de le sauver d'une mort perçue comme
atroce. - Il déclare Feu et croix, troupes de bêtes,
dislocation des os, mutilation des membres,
broiement de tout le corps, que tous les
supplices du démon tombent sur moi, pourvu que je
jouisse du Christ () Je veux être à Dieu, ne
mettez pas le monde entre Lui et moi. - Il pousse, en fait, jusqu'à l'infini cette
affirmation du sermon sur la montagne heureux
ceux qui souffrent car ils verront Dieu.
8Sacrifice, souffrance, mort, Dieu
- On retrouvera cet attrait pour la souffrance,
plus tard, au Moyen Age. Imiter le Christ, s'en
rapprocher, c'est aussi souffrir comme lui à
travers un véritable "usage ritualisé de la
douleur", selon l'expression de David Le Breton.
La sévérité des règles monastiques s'inspire de
cette conception, avec la volonté d'écraser la
chair, d'humilier le corps, d'y étouffer le
plaisir (Celui du sexe surtout abstinence) pour
mieux, le purifier et s'approcher de la sainteté.
Sacrifice, mort et douleur sont tristement
d'actualité avec les attentats-suicides où encore
les immolations par le feu qui, rituellement, est
purificateur, tout comme le sang et associé à aux
douleurs perçues comme horribles de lembrasement
de lessence ou du bûcher.
9La vie sans douleur
- La réaction de l'interlocuteur de Sœur Teresa
exprime bien l'évolution à laquelle nous
assistons. L'Homme refuse la douleur mourir est
une épreuve suffisamment angoissante et absurde
en soi. Mourir dans la souffrance, c'est mourir
deux fois. La souffrance, au lieu de grandir
l'Homme, le diminue, l'humilie, le prive de
liberté et l'atteint dans sa dignité. C'est ce
qu'exprime le Docteur Claire Vulser-Cristofini,
lorsqu'elle écrit dans la Lettre de l'Espace
l'Éthique de L'AP-HP (N12-14, 2000) "On
cherche à trouver une justification physique,
morale, affective ou spirituelle à une douleur
mais je ne suis pas certaine qu'on puisse en
trouver une". - Ainsi deux conceptions s'affrontent celle de la
"douleur utile", sublimée et rédemptrice et celle
de la "douleur inutile", expression d'un
dérèglement corporel ou d'un dysfonctionnement à
corriger ou compenser.
10La signification de la douleur.
- Entre les deux se trouve la douleur-symptôme
et sa signification diagnostique. D'un côté la
douleur est entrée dans la sémiotique des
tableaux cliniques, issus des tables de la
Nosologie de François Boissier de Sauvages de
1771 qui est la base de notre système de
raisonnement médical et l'ancêtre de notre
Classification internationale des maladies de
l'OMS. C'est au médecin que revient le rôle de
lui donner une signification, c'est-à-dire d'en
faire un signe. Cette importance de la douleur
dans la clinique la fera souvent considérer par
le médecin davantage comme une déviance à
corriger plutôt que comme la souffrance d'un être
humain à soulager. - D'un autre côté, les temps médiévaux ont imaginé
la terrible épreuve du jugement de Dieu demandant
à celui qui la subit de mettre la main au feu
pour saisir une barre rougie par la chaleur et de
prouver ainsi son innocence (cest ce
jugement de Dieu oude la Vie qui tente les
adolescents lorsquils provoquent la Mort D.
Lebreton). On peut en rapprocher le geste de
Lawrence d'Arabie qui veut se prouver sa propre
résistance à l'emprise de la douleur en écrasant
une cigarette brûlante sur sa main.
11Douleurs, souffrances, inconforts, PENIBILITE
mal-être et modernité
- On parle souvent de la douleur comme d'une entité
unique, abstraite, nécessairement pénible,
difficile à supporter et pourtant, la douleur
accompagne chaque être humain de sa naissance à
sa mort. La douleur est inhérente à notre
condition humaine. Elle constitue même, dans
notre proposition de système d'identification du
handicap (SIMH-HANDITEST) faite avec la
Professeure Teresa Magalhaes, de Porto, l'une des
fonctions ( protection cutanée ) de l'Homo
Sapiens Sapiens que nous sommes. - Les sensations désagréables n'ont pas qu'un rôle
nociceptif, elles participent à notre intégrité
corporelle elles nous protègent des escarres,
des paralysies de position, du mal de dos, des
lésions auditives ou visuelles. On peut en
rapprocher la soif et la faim qui préviennent la
déshydratation et la dénutrition.
12Vivre sans douleur, une utopie?
- Vivre sans douleur est devenu une utopie comme
celle de la santé parfaite, donc, de l'indolence
parfaite, d'une société sans douleur. Cette
recherche du "silence total des organes"
(Leriche) et le refus de l'inconfort aboutissent
à des craintes injustifiées majorées par le
stress ambiant, la diffusion médiatique et la
lecture de la grande "bibliothèque universelle à
domicile" des sites très documentés du Web et des
échanges entre internautes.
13- La somatisation excessive de la part d'une
médecine organiciste disposant de moyens
d'investigation du corps humain, jamais égalés, y
est pour beaucoup. Fascinée par l'image, elle a
fait de lexamen, naguère complémentaire, le
pivot de la réflexion et de la décision médicale
au détriment de l'écoute du patient et du
toucher. L'alchimie iatrogène des mots
(chronique-incurable, arthrose, hernie,
déplacement vertébral, sciatique, fibromyalgie)
transforme alors l'inconfort des maux ordinaires
en symptômes dévalorisants et en maladie
handicapante. Ainsi un culte nouveau est né,
celui de l'imagerie, qui explore les profondeurs
intimes de notre corps mais aussi de notre
esprit, puisque vient d'arriver l'imagerie
mentale qui, d'une certaine façon, "matérialise"
aussi nos pensées.
14Le poids de la culture et de la religion.
- Il n'est pas absent, malgré ce modernisme
apparent, notamment dans les syndromes douloureux
persistants. Le fait d'avoir mal est relié à la
notion du mal, de faute, de punition, d'épreuves
imposées par un Dieu tout-puissant à des êtres
humains très faibles et versatiles et est souvent
fortement ancré dans la subjectivité de ceux qui
souffrent. Ce sentiment est souvent entretenu par
les errances et les incertitudes diagnostiques
qui conduisent le médecin à douter de la
sincérité de son malade, surtout si des
dispositions de droit social liées à un accident
du travail ou de la voie publique s'appliquent.
15De la plainte douloureuse à la punition
- Cette suspicion, ce sentiment de ne pas être
compris, d'être une victime perçue comme un
coupable, créent un climat ambigu, aggravé
parfois par la sensation diffuse, du côté de la
victime, d'avoir commis une faute. Les plaintes
rappellent alors celle de Job sur son tas de
fumier. Il se lamente sur sa déchéance, la mort
de ses fils et la perte de son statut social
d'homme riche et estimé. Il gratte ses ulcères.
Il doute de Dieu et de lui-même. Mais, si on suit
René Girard, c'est des Hommes dont il est
victime, de leur suspicion (peut-être a-t-il
commis une faute que l'on ne connaît pas ?)
16Accepter lépreuve
- Cette acceptation de l'épreuve infligée par Dieu
n'a pas que des effets négatifs. C'est ainsi que,
même si l'Islam se démarque théologiquement du
christianisme, face à la maladie il fait un
devoir, pour le croyant, de se soigner. Le
"dolorisme" est absent du Coran., Par contre il
génère des attitudes d'acceptation qui ne sont
pas que de la résignation passive. " Insh Allah"
est une formule socialement forte.
17La culpabilité une clé pour comprendre lHomme
- La notion de culpabilité (y compris des
ascendants) n'est cependant pas absente comme
nous avons pu l'observer chez certains de nos
patients musulmans ainsi que chez des juifs
orthodoxes. Ceci est particulièrement net quand
il s'agit de handicap. Ce dernier prenait au pied
de la lettre la phrase du Lévitique "Nul de tes
descendants à quelque génération que ce soit, ne
s'approchera pour offrir l'aliment de son Dieu
s'il a une infirmité."
18Souffrance Psychique et douleur
- Ceci nous conduit à introduire le concept de
douleur, (ou mieux, de souffrance) psychique, qui
fait partie de la subjectivité dans notre
approche quadridimensionnelle du handicap (corps,
capacités fonctionnelles, situations,
subjectivité). L'intrication entre le corps et
l'esprit (psychosomatique ou "somatopsychique")
est très prégnante et a de très forte assises
culturelles quel que soit le degré d'éducation,
et de formation atteint, qui sont incontournables
et sous-estimés (quand ce n'est pas méprisés) des
médecins en général.
19Le cas des personnes avec le syndrome
dEhlers-Danlos
- Dans ce syndrome, faussement rare (250.000 cas au
moins dune atteinte génétique transmissible, non
ou mal diagnostiqués), et largement confondu avec
dautres pathologies plus à la mode, la douleur
est le maître mot qui exprime la mal-être
physique et non psychique dun corps mal perçu
(troubles proprioceptifs majeurs) par la personne
concernée et réagissant essentiellement sur un
mode douloureux avec une gamme de sensations
extraordinairement variées. - Le dogme médical, induit par l erreur de Danlos
qui a réduit ce syndrome génétique diffus du
tissu conjonctif à un simple étirement mal décrit
de la peau, sur un seul cas, a conduit la
majorité des médecins à nier les douleurs
violentes qui ont conduit quelques patients à une
tentative de suicide. Ce déni médical est plus
mal vécu encore que les douleurs elles-mêmes,
surtout quand ils annoncent au patient cest
dans la tête!
20- À cet égard, le type de douleur n'est pas
indifférent les sensations de brûlures, de
pointes de feu, de fer rouge qu'on enfonce qui
"font souffrir comme un damné" évoque l'enfer et
ses affres. Le siège de la douleur a aussi une
signification particulière, quasiment sacrée la
tête, l'axe du corps, la région précordiale. La
localisation douloureuse à ces endroits est
chargée de l'idée de déraison ("perdre la tête"),
de faiblesse ("avoir le dos fragile", "en avoir
plein le dos") ou de mort ("être frappé au cœur"
ou "à la tête").
21Ehlers-Danlos un corps totalement douloureux
- Les douleurs sont, avec la fatigue, les deux
symptômes qui dominent la clinique dans le
syndrome dEhlers-Danlos et sont responsables du
plus grand nombre de situations de handicap. - Localisations et typologie (des associations
évocatrices du diagnostic). - Articulations (98, intenses 82)
- Muscles (82, intenses 47)
- Abdomen (77, intenses 53)
- Thorax (71, intenses 23)
- Ovaires (75, intenses 55)
- Migraines (84, intenses 57)
- Hyperesthésie cutanée (39) contrastant avec des
zones dhypoesthésie.
22Infirmité, sacré et douleur
- Le lien avec l'infirmité et sa forte
signification, en tant que symbole d'un moment de
passage important, s'exprime parfaitement à
travers le Combat de l'Ange et de Jacob. Ce qui
nous en reste est la sciatique. "Quelqu'un lutta
contre lui jusqu'à la pointe de l'auroreEt le
toucha au creux de la hancheil a touché le creux
de la hanche de Jacob, le nerf sciatique". - Lors du combat, son adversaire, en fait Dieu, lui
dit "Ton nom ne sera plus Jacob mais Israël."
De surcroît, Jacob boitait .
23Douleur, érotisme, et sacré.
- Le lien entre la douleur et le plaisir érotique
est connu mais pas toujours bien cerné, malgré
les écrits du Marquis de Sade. On peut s'étonner
de la demande de Saint Ignace qui veut "jouir" du
Christ. On sait aussi les liens entre l'extase
mystique et l'extase amoureuse (douloureuse ?).
En tant que clinicien et familier du mal de dos,
nous avons été frappé par la concordance, des
zones habituellement douloureuses et des zones
érogènes, non loin du sacrum, los sacré
précisément. On peut aussi se demander si ceux
qui arrachent par la violence des cris à des
femmes violentées ne cherchent pas à reproduire
les cris du plaisir.
24Conclusion la médecine, le sacré et l'éthique.
- Dans le Lévitique c'est le prêtre qui fait le
diagnostic de lèpre et déclare celui qui en est
porteur "impur". Aujourd'hui, c'est le médecin
qui examine le patient et prononce une inaptitude
ou une invalidité. Il y a un certain parallélisme
entre ces deux démarches qui aboutissent dans
l'un et l'autre cas à une exclusion du cadre de
vie et à une stigmatisation. Nos actes médicaux
sont emprunts de rites plus ou moins sacrés dont
le médecin qui en est linstrument, n'est pas
conscient, le plus souvent.
25- C'est ce qu'a voulu exprimer à travers un livre
d'éthique, Thomas S. Szasz, en l'appelant "La
théologie de la médecine". On retrouve cette
analyse dans louvrage exceptionnel de Stephan
Zweig La guérison par la pensée lorsquil
évoque, dès 1933, le déclin de lhumanisme
médical avec le virage technologique (la
prescription magistrale détrônée par les
comprimés , par exemple). - Les rituels sont présents au quotidien dans nos
actes y compris dans ces nouveaux temples de la
médecine et de la souffrance où officient, à
laide drogues agissant sur lesprit, ces
nouveaux prêtres du Bien et du Mal qui
accueillent ceux qui souffrent "pain clinics"
et "centres antidouleurs" . Ils ont, leurs
dispositifs d'évaluation, leurs protocoles, leurs
échelles(EVA) ou classes de valeurs
thérapeutiques). Il est souhaitable qu'ils soient
des lieux de culte de lHumain, donc de la
clinique. C'est précisément ce qui singularise
l'acte médical, c'est ce respect mutuel basé sur
la confiance bilatérale. C'est-à-dire le
fondement même de la médecine hippocratique et de
Maïmonide que l'on appelle aujourdhui, l'éthique.