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1Éduquer aujourd huiRené Barbier (CRISE,
Sciences de léducation, université Paris 8)
- Lécole est en crise un peu partout dans le
monde. Malgré tout, comparativement à beaucoup de
pays, la France ne sen sort pas trop mal.
Pourtant dans les banlieues, les collèges et les
lycées font la une des journaux. En
Seine-Saint-Denis, il faut une longue grève des
enseignants du secondaire pour que les pouvoirs
publics daignent réfléchir sur le cas de cette
banlieue sinistrée par le chaos économique du
libéralisme mondial. - Soucieux de connaître la raison de la
désaffection des jeunes à légard de lécole, le
ministère de léducation nationale lance une
grande enquête sur toute la France en 1998. Elle
sadresse aussi bien aux élèves quaux
enseignants ou à ladministration. Ses
conclusions sont éloquentes. Les élèves,
particulièrement, réclament des enseignants plus
compréhensifs et relationnels, ouverts aux
problèmes des jeunes daujourdhui.
2Éduquer aujourd huiRené Barbier (CRISE,
Sciences de léducation, université Paris 8)
- Habiter lhumanité se prépare en chacun, prend du
temps, appelle un discernement qui travaille une
texture de sagesse pratique. La conviction y
tresse ses fils avec la raison. De tous temps en
effet les être humains ont tenté de donner du
sens à leur place dans lunivers et à leurs
pratiques pour y survivre et se perpétuer.
Léducation prend racine dans cet élan pour
décrypter lorigine et la fin de toute chose.
Cest dire quon ne saurait séparer sans
artifices léducation de la sagesse de
lhumanité. - Chaque société a eu sa part de désespérance. Jean
Delumeau nous a montré que lAn Mil , avec son
cortège de peurs de toutes sortes, nétait pas
une époque paradisiaque. Chaque culture, quand on
y regarde de plus près, suscite des hommes
remarquables pour lui prêter du sens. La nôtre,
en cette fin de siècle, est divisée entre un
retour à un traditionnalisme virant Ã
lintégrisme meurtrier et une écoute du fond
spirituel commun aux autres civilisations comme Ã
celles des religions du Livre. Elle souvre même
à une interrogation émanant de la science qui
bute sur limprévu et limprenable aux confins de
la matière.
3Éduquer aujourd huiRené Barbier (CRISE,
Sciences de léducation, université Paris 8)
- Aujourdhui les valeurs sont en question mais la
question de la valeur en sort peut-être
fortifiée. LÉducation se nourrit de valeurs.
Elles sont le contraire de lindifférence comme
lécrit le philosophe Olivier Reboul. Elles
constituent lessentiel de ce qui fait sens pour
un être humain. Cest la raison pour laquelle le
sens ne peut se réduire à lanalyse habituelle en
termes sémantique, syntaxique ou pragmatique. Le
sens, tissé de valeurs, dépasse toutes les
catégories des sciences du langage et même des
sciences de lhomme. Il est porté par une
expérience singulière enracinée dans un
tremblement de lêtre qui, souvent, échappe Ã
linterprétation dun autre. - Au-delà des grands systèmes philosophiques de
plus en plus incertains aujourdhui, lhomme
cherche un homme, comme Diogène dans la cité. Il
semble le rencontrer dans des espaces sociaux
inhabituels et non académiques, au sein des ces
associations humanitaires qui augmentent de jour
en jour et dans les expériences de bénévolat. - La sub-culture adolescente cherche des valeurs et
trouve les soirées rave où la musique techno
sert répétitivement de rituel de transe.
4Éduquer aujourd huiRené Barbier (CRISE,
Sciences de léducation, université Paris 8)
- Que serait une éducation qui tenterait de
reprendre goût à la vie ? Si nous articulons le
savoir, lenseignant et lélève, dans la
perspective proche du triangle pédagogique de
Jean Houssaye, le sens se trouve dans
linteraction de ces trois pôles. Ce sens de
léducation devient transpersonnel dans la
mesure où il intègre des dimensions irréductibles
à toute explication purement rationnelle et
déterminée, sans la nier pour autant. - Le transpersonnel signifie donc quun ensemble
de déterminations, qui nexclut ni la raison, ni
la dimension non-rationnelle, passe par le sujet
et le structure en même temps. Mais le sujet
nest pas passif dans ce flux social et cosmique.
Par sa réceptivité lucide il est capable de
participer à son animation interne. Par là il
dépasse les frontières imposées par une
interprétation en termes simplement historique,
économique, sociologique ou psychologique et
devient attentif à la notion dimprévu, de vécu
singulier et de coformation de soi à soi, de soi
au Monde et de soi aux autres.
5Éduquer aujourd huiRené Barbier (CRISE,
Sciences de léducation, université Paris 8)
- Éduquer sorigine dans le latin duco, ducere, qui
signifie conduire hors de. Éduquer cest tirer
hors de létat denfance. Mais une autre origine
plus probable, educare, signifie nourrir et
souvre sur le soin des enfants, ce que les
Grecs nommaient la paideia. Les romains avaient
quant à eux, inventé une déesse, Edule, qui
nourrissait les enfants, leur donnant à manger et
à boire au moment de leur sevrage. - L éducation devient un incontournable de nos
sociétés modernes. Étatisée elle voit son sens
réduit à une direction programmée qui
surdétermine toute signification et laisse de
côté lunivers des sensations non utilisables
socialement. - Reprécisons les termes apprendre,
sinstruire, se former, séduquer
6Éduquer aujourd huiRené Barbier (CRISE,
Sciences de léducation, université Paris 8)
- Posons demblée quapprendre est le terme le plus
générique pour indiquer un processus daccès
compréhensible à un certain niveau
dinformations. Apprendre implique de comprendre
ce qui nous informe. Apprendre correspond Ã
quelque chose de plus quêtre simplement informé.
Apprendre dépend nécessairement du niveau de
culture que lon possède. En passant de la sphère
du savoir sur la nature à la Connaissance de
lêtre, sans doute devrais-je perdre beaucoup de
savoir acquis pour apprendre à connaître un peu
plus spirituellement le monde. - Connaître, cest méditer et méditer cest
désapprendre avant tout pour comprendre,
cest-Ã -dire perdre de linformation acquise pour
devenir réceptif à une information potentielle.
Lhomme neuronal de Jean-Pierre Changeux nous
signale quil en est ainsi au niveau des neurones
du cerveau il faut perdre pour pouvoir
acquérir. Le Vide est une notion centrale de
toute activité de Connaissance. - Acceptons lidée que je peux apprendre toutes
sortes de choses dans nimporte quel domaine.
Apprendre nimplique pas nécessairement une
institution spécifique. Apprendre est ouvert Ã
tous vents !
7Éduquer aujourd huiRené Barbier (CRISE,
Sciences de léducation, université Paris 8)
- Instruire vient du latin instruere qui signifie
insérer, bâtir, disposer, outiller. Sinstruire
cest alors se doter doutils conceptuels et
imagés. Mais le champ sémantique est plus vaste
instruire signifie également éclairer, avertir,
informer, aviser, initier. Sinstruire consiste
donc à se renseigner, à sinformer dune manière
éclairante. - Par rapport à apprendre, sinstruire implique une
direction de linformation, une intentionnalité
plus précise en vue dune fin encore vague
léclairement, la mise au jour dun sens à venir.
En vérité on sinstruit souvent en participant Ã
un enseignement. Lorsquil y a
institutionnalisation de lactivité de
connaissance qui renforce lintentionnalité de
lenvie de savoir, cette institutionnalisation
comporte ses méthodes codifiées, comprend ses
professionnels qualifiés. - Tout le savoir externe est déterminé par des
lignes de force qui nous échappent. On sinstruit
en saliénant, en se faisant prendre au piège
dun réseau de significations destinées à nous
marquer et nous séparer de notre état de
culture présente, pour le meilleur et pour le
pire
8Éduquer aujourd huiRené Barbier (CRISE,
Sciences de léducation, université Paris 8)
- Enseigner ? En latin insignare veut dire dabord
indiquer, signaler, montrer quil y a un lieu,
une direction, une orientation, un éclairage. Le
contenu de ce qui est ainsi indiqué à lévidence
importe, le geste même,lorientation signalée
importe au moins autant car il implique la mise
en mouvement en direction de ... Enseigner nest
donc pas seulement transmettre un contenu,
enseigner implique une mise en relation avec le
contenu qui nappartient à personne mais par
rapport auquel la personne enseignante est à la
fois représentante et médiatrice auprès des
personnes enseignées qui sont censées désirer y
avoir accès, latteindre et le comprendre. - Mais insignare veut dire en même temps mettre une
marque, conférer une distinction. Aussi la
personne enseignante devra-telle penser des
modes évaluatifs suffisamment clairs et
explicités afin que dans les enchevêtrements
diplômants de linstitutionnalisation des savoirs
les personnes ayant désir de sinstruire puissent
non seulement sy repérer mais constituer pour
elles-mêmes un itinéraire qui ait du sens.
9Éduquer aujourd huiRené Barbier (CRISE,
Sciences de léducation, université Paris 8)
- Former vient du latin formare qui signifie au
sens fort, donner lêtre et la forme, et au sens
faible, organiser, établir. Former implique une
action en profondeur de transformation, en vue de
donner une forme à quelque chose qui nen avait
pas ou quil fallait changer. Se former, en
apprenant, signifie donc travailler son
information pour lui donner une forme qui
correspond à un mouvement interne de
transformation de soi-même. Vu sous cet angle,
comme le pense le philosophe Michel Fabre, former
est plus ontologique quinstruire ou éduquer
dans la formation cest lêtre même qui est en
jeu, dans sa forme. - Éduquer avec ces deux sens majeurs nourrir,
élever des animaux et faire sortir oriente le
champ sémantique vers une élévation, une
extraction plus ou moins ontologique. On se forme
en séduquant. Cest léducation qui est le terme
principal, le terme animateur. Il y faut du soin
pour que sélève un petit dhomme, cest une
élévation qui précisément nest pas un élevage.
Tout se passe comme si léducation était du
registre dun projet implié dune région
essentielle de soi-même à connaître. Léducation
est élan de soi vers soi par le truchement de
l autre. Cette poussée rencontre la formation
comme véritable mise en forme, organisation
pertinente de cet élan créateur.
10Éduquer aujourd huiRené Barbier (CRISE,
Sciences de léducation, université Paris 8)
- Lêtre humain néchappe pas au fait davoir à se
situer dans un univers de phénomènes allant de
son corps à linfini. La question du sens est
celle de létablissement dun lien entre lhomme,
les autres hommes et le monde, par le truchement
de valeurs socialement reconnues. Cette reliance
essentielle et conscientisée ouvre les voies de
la connaissance de soi à partir de laquelle nous
pouvons commencer une vraie discussion sur le
sens de léducation. Léducateur nest pas
simplement un être de savoir et de savoir-faire,
un érudit, une boite à fiches comme Léon Bloy
ironisait à propos de Marcel Mauss. Il est cet
être conscient et lucide qui sappuie sur la
connaissance de soi, expérientiellement assumée,
pour accueillir le savoir des autres, au bénéfice
du doute, et le faire fructifier. Dans ce
domaine, comme lécrit René Char la lucidité est
la blessure la plus rapprochée du soleil. La
blessure est celle de linachèvement et des
résistances psychologiques de tous ordres.
Blessure inéluctable mais qui, par sa profondeur
même, nous rapproche de la compréhension du monde
et de nous-mêmes. Léducateur est de ce fait
toujours potentiellement un homme de défi avant
dêtre un être de médiation.
11Éduquer aujourd huiRené Barbier (CRISE,
Sciences de léducation, université Paris 8)
- Le rapport à la connaissance de soi introduit un
trou noir dans la région du savoir, en
lempêchant ainsi de devenir totalitaire. Cest
la dissidence dun seul dont nous parle un
psychologue social comme Serge Moscovici en
sappuyant sur Soljenitsyne au temps du Goulag.
Cest lécole de dedans et la distinction entre
savoir-gnose et savoir-épistémé (Georges
Lerbet). - Mais inversement le rapport au savoir est
déterminant devant les dangers de laveuglement
de toute emprise sectaire et mystique. Le savoir
débarrasse le fanatique de toutes ses béquilles
instituées. Après coup, bien souvent, il ne reste
que le vide et lécroulement du personnage
religieux, du gourou aux yeux bleus aériens.
Cest la raison pour laquelle lesprit sectaire
naime pas lhomme de savoir et lui oppose sans
cesse un au-delà des mots indiscutable. Le savoir
dans ce cas représente une petite bombe dans la
violence symbolique que lesprit sectaire fait
peser sur ses partisans abusés. Tout est tenté
pour la désamorcer, même le bûcher en son temps,
et aujourdhui la flamme spectaculaire des médias
toujours en quête de sensationnel.
12Éduquer aujourd huiRené Barbier (CRISE,
Sciences de léducation, université Paris 8)
- La vie intérieure pose la question permanente
qui suis-je ? Pour les bouddhistes, comme pour
les lacaniens, le je est un leurre, une
illusion doptique, que la méditation ou
lanalyse vont dénouer. Les structuralistes et
les partisans de la mort de lhomme ne
sintéressent au sujet que pour mieux mettre en
lumière son imbrication et sa consistance
éphémère dans le jeu structuré des relations
sociales. Les existentialistes, les
personnalistes, les phénoménologues, les
freudiens nord-américains, les interactionnistes,
les ethnométhodologues, ne veulent pas abandonner
limportance du moi dans linterprétation du
monde et dans laction sur celui-ci. Dans cette
lutte pour lexplication de lêtre-au-monde, le
sujet, après une période de déclin, revient à la
mode en sciences humaines, non sans une
interrogation permanente sur le désenchantement
du monde et une sortie de la société hors toute
religion (Marcel Gauchet). On parle du retour du
sujet (Alain Touraine) en même temps que du
retour du religieux, de la plénitude de
lunivers (David Bohm) ou du réenchantement du
monde par une nouvelle alliance (Ilya Prigogine
et Isabelle Stengers). DÂ autres, au contraire,
maintiennent le caractère évanescent du sujet (M.
Gauchet, DR.Dufour)
13Éduquer aujourd huiRené Barbier (CRISE,
Sciences de léducation, université Paris 8)
- La bataille fait rage entre les différents
courants qui veulent sapproprier la présence ou
labsence du sujet. Lhomme, dans tout cela,
lhomme de la rue, ny retrouve pas ses petits et
regarde, ahuri, la mitraille des concepts et les
exclusions théoriques. - Personne ne sort plus heureux et plus conscient
de cette mise en scène de la vie intellectuelle.
Les questions cruciales demeurent inchangées - - Quen est-il de la naissance, du développement
humain, du travail digne de ce nom, de la
souffrance, de la peur, de la liberté, de
lamour, de la vieillesse, de la mort ? - - Pourquoi sommes-nous sur cette terre, dans quel
dessein, avec quelle finalité ? - - Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien
? - - Quappelle-t-on conscience ? est-ce la
conscience de quelque chose ou
lêtre-conscience qui dépasse la singularité
biologique et mentale pour devenir transpersonnel
? - - Quest-ce que lengagement, la
responsabilité, léthique, dans cette époque de
lextrême barbarie qui a inventé le génocide Ã
répétition, la Shoah et la purification
ethnique ?
14Éduquer aujourd huiRené Barbier (CRISE,
Sciences de léducation, université Paris 8)
- - Que pouvons-nous faire, individuellement et
collectivement, pour construire ensemble une
autre civilisation digne de lêtre humain ? - - Sommes condamnés à subir la géopolitique du
chaos (Ignacio Ramonet), le laminoir de la
mondialisation communicante avec son cortège
dexclusions et de pollutions ? Les citoyens
peuvent-ils être autre chose que des petits
robots à voter sous les grandes machineries des
producteurs de mirages ? - La vie intérieure est un travail dexister
comme dit Max Pagès. Elle articule paradoxalement
un sens secret de la totalité et une saisie
immédiate de la fragmentation. Le sentiment de la
totalité la dirige vers les voies de la
Connaissance de soi et du monde nouménal.
Lappréhension de la parcellisation loblige Ã
vivre dans le miroitement des savoirs dont
certains éclairs fulgurants soulèvent cependant
des zones dombre imprévisibles.
15Éduquer aujourd huiRené Barbier (CRISE,
Sciences de léducation, université Paris 8)
- Léducation est au carrefour, à linterface des
savoirs en actes et de la Connaissance intime.
Léducation est le processus qui exprime la
dynamique de la vie intérieure en contact avec le
monde extérieur. Elle ne saurait être définie par
des disciplines scientifiques ou des catégories
de pensée instituées. Elle est de lordre du
devenir improbable pour chaque personne. Elle
nexiste pas a priori, mais se fonde dans son
mouvement même. Elle na pas de but, ni de projet
autre que dans linstant de la réflexion. Être,
cest séduquer, toujours avec lautre, et, par
là même fonder ce que nous sommes dans le cours
de ce qui advient. Essence et existence
coïncident dans léducation. La vie intérieure
met en acte léducation singulière. Elle avance
et éclaircit le monde des formes, mentales,
culturelles, sociales, matérielles, La reliance
ainsi vécue est nommée amour ou compassion,
suivant les cultures. Un éducateur est toujours
un être relié. Pour le moins cherche-t-il Ã
lêtre. Mais paradoxalement une quête de la
reliance est une impasse. La reliance est une
donnée immédiate de la conscience sans objet.