Title: DU%20PROBLEME%20DE%20MOLYNEUX%20AU%20PROBLEME%20DE%20BACH-Y-RITA
1DU PROBLEME DE MOLYNEUX AU PROBLEME DE
BACH-Y-RITA
- Elisabeth Pacherie
- Institut Nicod
- EHESS-ENS
2- Quelle est la nature et lorigine de nos
représentations spatiales ? - La perception visuelle a-t-elle un caractère
immédiatement spatial ? - Différentes modalités sensorielles peuvent-elles
être porteuses dune information spatiale commune
? - Quel est le rôle joué par la motricité dans la
construction de représentations spatiales
visuelles ou tactiles ?
31La formulation classique du problème de
Molyneux
4- Au dix-huitième siècle, le débat sur ces
questions sest cristallisé autour du célèbre
problème de Molyneux. - Il a fasciné les plus grands esprits du temps
Locke, Berkeley, Hume, Leibniz, Condillac,
Diderot, Voltaire, etc. - La plupart des philosophes du XVIIIème siècle
établissaient un lien étroit entre théorie de
lesprit et théorie de la science,
linvestigation des pouvoirs ou facultés de
lesprit étant censée nous éclairer sur le
contenu possible ou à tout le moins sur les
limites de la connaissance en général et de la
connaissance scientifique en particulier. - La question de la connaissance de lespace par
lesprit humain faisait lobjet dun intérêt
dautant plus soutenu que les propriétés
géométriques et spatiales jouaient un rôle
fondamental dans la nouvelle physique galiléenne,
puis newtonienne.
5- Supposez un aveugle de naissance, qui soit
présentement homme fait, auquel on ait appris à
distinguer par le seul attouchement un cube dun
globe, du même métal et à peu près de la même
grosseur, en sorte que lorsquil touche lun et
lautre il puisse dire quel est le cube et quel
est le globe supposez que le cube et le globe
étant posés sur une table, cet aveugle vienne à
jouir de la vue. On demande si en les voyant sans
les toucher, il pourra les discerner, et dire
quel est le globe et quel est le cube. - (Locke, Essai sur l'entendement humain, II, ix,
8).
6- Berkeley
- Dans lEssai pour une nouvelle théorie de la
vision, le problème de Molyneux est explicitement
mentionné et traité dans les sections 132-137,
mais les capacités perceptives des aveugles-nés
sont évoquées précédemment à plusieurs reprises
et la réponse donnée par Berkeley se fonde sur
des thèses déjà longuement discutées et
argumentées dans les sections précédentes.
7- Selon Berkeley, les idées immédiates de la vue et
du toucher sont totalement hétérogènes. - Les idées de la vue ne possèdent aucune
spatialité intrinsèque. - Les idées spatiales ont leur source uniquement
dans le toucher et le mouvement (essentiellement
lexploration haptique et la proprioception). - Les idées visuelles ne renvoient que
dérivativement à des idées spatiales. - Ce renvoi à des idées spatiales nest possible
quau terme dun apprentissage au cours duquel
nous avons appris à associer à certaines qualités
de lexpérience visuelle ainsi quaux sensations
de convergence et daccommodation diverses idées
spatiales (de forme, de taille, de distance) qui
ont leur origine dans le toucher.
8- Berkeley donne deux justifications du privilège
accordé au toucher vis-à-vis de la vision dans la
connaissance spatiale. - En premier lieu, les idées tactiles ont
lavantage de la stabilité. Les idées tactiles de
la forme et de la taille des objets extérieurs
sont constantes, alors que les idées visuelles
qui sont associées à un objet sont fluctuantes. - Deuxièmement, notre intérêt pour la réalité est
pour Berkeley avant tout pragmatique. La réalité
nous intéresse pour autant quelle affecte notre
bien-être et donc influe sur notre comportement.
Or nos sensations de plaisir et de peine
dépendent de nos rencontres avec les qualités
tangibles des corps extérieurs, non avec leurs
qualités visibles.
9- Ce qui intéresse principalement Berkeley, ce ne
sont pas les qualités phénoménales des
différentes modalités perceptives, mais les
informations sur la réalité qui peuvent ou non
nous être directement données par lune ou
lautre modalité. Pour Berkeley, seul le toucher
nous donne un accès direct au réel.
10- Sont immédiates, au sens de Berkeley, les idées
qui se produisent dans lesprit directement au
terme dun processus purement physiologique ou
organique, sans que la médiation de processus
mentaux ou psychologiques soit nécessaire pour
leur production. - Elles correspondent à ce que Helmholtz appellera
plus tard les sensations, définies comme la
contribution faite à notre expérience par les
organes des sens préalablement à toute
élaboration par lesprit.
11- A la distinction entre idées immédiates et
médiates, produits dun processus purement
physiologique et produits dun processus ou
interviennent des opérations proprement mentales,
fait exactement écho la distinction entre
processus non susceptibles dêtre modifiés par
lapprentissage et processus susceptibles de
lêtre. - Ce présupposé de la fixité des sensations
explique que la quasi-totalité des philosophes
qui se sont intéressés au XVIIIe siècle à la
question de Molyneux, aient admis que laveugle
nouvellement opéré verrait, au sens où il aurait
des sensations visuelles par hypothèse semblables
à celles des autres hommes.
12- La thèse essentielle sur laquelle repose la
réponse négative de Berkeley à la question de
Molyneux est que lexpérience visuelle
autrement dit les sensations visuelles na en
elle-même aucun contenu spatial. - En termes plus berkeleyiens, les idées détendue,
de figure et de mouvement ne constituent pas
lobjet propre et immédiat de la vue, puisque
tout ce qui est proprement perçu par la faculté
visuelle se réduit aux seules couleurs, à leurs
variations et aux différents degrés dombre et de
lumière (1985, 156, p. 280). - Les plans ne sont pas plus que les solides
lobjet immédiat de la vue. Ce que nous voyons au
sens strict, ce ne sont pas des solides, ni même
des plans diversement colorés, mais cest
seulement une diversité de couleurs (1985, 158,
p. 281).
13- La comparaison quétablit le dernier paragraphe
de lEssai avec le langage est éclairante - De même que les sons dune langue nont en
eux-mêmes aucune connexion nécessaire avec les
significations qui leurs sont attachées, de mêmes
les idées purement visuelles nont en elles-mêmes
aucune connexion nécessaire avec les idées
spatiales - De même, par conséquent, que cest seulement au
terme dun apprentissage que nous associons à des
sons donnés des significations déterminées, de
même cest seulement au terme dun apprentissage
que nous associons aux perceptions visuelles des
idées spatiales
14- (3) De même que les règles de structuration du
langage nont pas à être de même nature que les
règles et lois qui gouvernent les relations entre
les entités signifiées par le moyen du langage,
de même le mode de structuration de nos
perceptions visuelles na pas à être de même
nature que le mode de structuration (géométrique)
des propriétés spatiales et enfin - (4) De même quil peut être extrêmement difficile
voire impossible à quelquun dentendre
prononcer à ses oreilles les mots de sa langue
maternelle sans les comprendre ... et de
séparer le sens du son (1985, 159, p. 182), de
même, il peut être quasi-impossible de séparer
les idées visuelles des idées spatiales
auxquelles elles ont depuis le plus jeune âge été
associées via le toucher.
15- Donc, pour en revenir au problème de Molyneux,
demander si laveugle recouvrant la vue serait
capable sans les toucher de distinguer le cube et
la sphère est équivalent, du point de vue de
Berkeley, à demander si une personne entendant
pour la première fois les mots servant à désigner
les cubes et les sphères dans une langue quil
ignore, saurait immédiatement quel mot désigne
quoi.
16- Leibniz le raisonnement du géomètre
- Laveugle nouvellement opéré soumis au test
devrait pouvoir aboutir à la bonne réponse par le
raisonnement, en exploitant le fait que dans le
globe il ny a pas de points distingués du côté
du globe même, tout y étant uni et sans angles,
au lieu que dans le cube, il y a huit points
distingués de tous les autres (Leibniz, Nouveaux
Essais sur l'Entendement Humain, II, ix, p. 114).
- Leibniz précise toutefois que pour que
laveugle-né use de cet expédient, il faut quil
ait été instruit préalablement de ce quil a
devant lui un cube et une sphère, sans quoi il ne
saviserait pas spontanément de faire le lien
entre les impressions visuelles quil reçoit et
ces idées.
17- Condillac voir et regarder
- Il ne suffit pas de répéter, daprès Locke, que
toutes nos connaissances viennent des sens si
je ne sais pas comment elles en viennent, je
croirai quaussitôt que les objets font des
impressions sur nous, nous avons toutes les idées
que nos sensations peuvent enfermer, et je me
tromperai. ... Il semble quon ne sache pas
quil y a de la différence entre voir et regarder
et cependant nous ne nous faisons pas des
idées, aussitôt que nous voyons nous ne nous en
faisons quautant que nous regardons et que nous
regardons avec ordre, avec méthode. En un mot, il
faut que nos yeux analysent car ils ne
saisiront pas lensemble de la figure la moins
composée, sils nen ont pas observé toutes les
parties, séparément, lune après lautre, et dans
lordre où elles sont entre elles. (1754, III,
III, p. 170)
18- Lun des objets principaux de Condillac était de
répondre à la question suivante si toute notre
connaissance du monde nous vient de nos
sensations, et si toutes les sensations sont
simplement des modifications de notre esprit,
comment pouvons-nous justifier lexistence du
monde externe ? - Cette question en recouvre en fait deux
- la question proprement épistémologique de la
justification de notre croyance au monde externe.
- la question plus psychologique consistant à
expliquer comment il se fait que nous croyons à
lexistence dun monde externe doté dune
certaine organisation spatiale. - Alors que lon peut penser que limmatérialisme
de Berkeley constitue une réponse à la question
épistémologique, les considérations déroulées par
Condillac dans le Traité des Sensations visent
plutôt à répondre à la seconde question.
19- Ce sont les mouvements exploratoires et notamment
les déplacements oculaires qui interviennent dans
lanalyse des sensations qui permettent de
conférer à celles-ci une organisation spatiale. - Laveugle nouvellement opéré qui recevrait
passivement des sensations visuelles ne saurait
donc distinguer la sphère du cube. En outre, dans
la mesure où analyser nos sensations nest pas
quelque chose que nous sachions spontanément
faire, il faut à laveugle le temps dapprendre à
regarder et observer correctement.
20- Toutefois, la raison dernière pour laquelle
Condillac répond négativement à la question de
Molyneux nest pas quil faut du temps pour
apprendre à regarder, mais plutôt que la
reconnaissance de lexistence dun monde
extérieur et lexploration active de
lenvironnement dépendent dune expérience
préalable du toucher (ce qui chez Condillac
inclut la proprioception) et du mouvement. - En premier lieu donc, le toucher est le seul
sens qui juge par lui-même des objets extérieurs
(1754, II, p. 89), cest-à-dire, pour Condillac,
qui nous donne par lui-même lidée quexistent
hors de nous des corps étendus. - Par elles-mêmes, les sensations visuelles
napparaissent que comme des modifications de
lâme et ne donnent pas lidée dun monde
extérieur.
21- Condillac insiste sur deux propriétés des corps
quil juge essentielles - Les corps sont des continus formés par la
contiguïté dautres corps étendus - Ils sont impénétrables, au sens où deux corps ne
sauraient occuper le même lieu. - Lidée dimpénétrabilité nous est donnée à
travers la sensation de solidité que nous
éprouvons au contact dun corps solide. Cette
sensation de solidité, nous léprouvons dabord
en touchant notre propre corps et en nous
éprouvant ainsi à la fois comme touchant et
touché. - Cest parce que le propre dune telle sensation
est de représenter à la fois deux choses qui
sexcluent lune hors de lautre (1754, II, p.
103) que lâme ne pourra la percevoir comme une
simple modification delle-même et devra former
lidée de quelque chose hors delle-même.
22- Si une exploration ordonnée est un prérequis pour
une expérience spatiale visuelle, lordre en
question ne peut être dérivé de lexpérience
purement visuelle il doit être prédonné. Pour
Condillac, il lest dans la proprioception, en
tant que mode de connaissance des mouvements de
notre propre corps.
23- Diderot
- Il nest pourtant pas certain quune conception
active de la perception visuelle spatiale doive
conduire à lidée dune dépendance nécessaire de
la perception visuelle spatiale vis-à-vis du
toucher. Une autre option est esquissée par
Diderot dans la Lettre aux Aveugles. - Diderot a le mérite de mettre en évidence une
nouvelle option relativement au problème de
Molyneux celle dune réponse négative qui ne
reposerait pas sur le déni dune spatialité
intrinséque à la vision, mais sur lidée que,
pour quil puisse y avoir perception spatiale,
loeil doit dabord sinstruire, même sil peut
en principe le faire en autodidacte.
24- Diderot convient de ce que, dans les faits, le
toucher joue un grand rôle dans linstruction de
lœil. Mais il refuse en revanche dadmettre
quen principe il ne puisse en aller autrement
Cependant, je ne pense nullement que lœil ne
puisse sinstruire, ou, sil est permis de parler
ainsi, sexpérimenter de lui-même. Pour sassurer
par le toucher, de lexistence et de la figure
des objets, il nest pas nécessaire de voir
pourquoi faudrait-il toucher, pour sassurer des
mêmes choses par la vue ? ... On conçoit sans
peine que lusage dun des sens peut être
perfectionné et accéléré par les observations de
lautre mais nullement quil y ait entre leurs
fonctions une dépendance essentielle (1749
851).
25- Typologie des réponses possibles
- au problème de Molyneux.
- Problème de Molyneux
La perception visuelle a en elle-même un contenu
spatial Carré visuel Carré tangible
La perception visuelle n'a pas en elle-même de
contenu spatial Carré visuel ? Carré tangible
26- La perception visuelle n'a pas en elle-même de
contenu spatial - Carré visuel ? Carré tangible
La relation entre carré visuel et carré tangible
peut être inférée à partir de propriétés
mathématiques qu'ils partagent. (Leibniz) OUI
La relation entre carré visuel et carré tangible
doit être apprise. (Berkeley, Condillac) NON
La relation entre carré visuel et carré tangible
est innée. OUI
27- La perception visuelle a pas elle-même de contenu
spatial - Carré visuel Carré tangible
Les idées spatiales nous sont immédiatement
données dans les sensations OUI
Les idées spatiales résultent de l'analyse de nos
sensations. (Diderot) NON
282 Le problème de Bach-y-Rita ou lindépendance
des sensations et des perceptions
29- Le débat contemporain sur le problème de Molyneux
interprète celui-ci comme portant sur le
caractère modal ou amodal de la perception
spatiale et de ce point de vue prolonge
directement le débat des Lumières. - Ce nest pas dire toutefois que tous les auteurs
saccordent sur une même interprétation de
lenjeu exact de la question de Molyneux, puisque
la distinction entre amodalité et spécificité
modale peut prendre plusieurs sens.
30- Différentes thèses de spécificité des modalités
- (SM1) Propriétés éprouvées Les propriétés des
objets dont nous faisons l'expérience dans les
différentes modalités sensorielles et auxquelles
renvoient les jugements immédiatement fondés sur
les données fournies par chacune de ces modalités
sont elles-mêmes spécifiques d'une modalité au
sens où elles sont déterminées par les
caractéristiques subjectives spécifiques des
sensations propres à cette modalité. Autrement
dit, la différence des sensations implique une
différence des contenus représentationnels.
Ainsi, par exemple, la forme telle que nous
l'éprouvons par le toucher et la forme telle que
nous l'éprouvons par la vue sont donc des
propriétés distinctes. (Berkeley)
31- (SM2) Codage A chaque modalité correspond un
mode spécifique de codage de l'information qui
détermine les relations de similitude et de
différence entre perceptions particulières. - Par exemple, les principes qui nous font classer
des formes comme semblables ou différentes sur la
base de sensations tactiles pourraient être
différents des principes de classification que
nous employons pour des formes visuelles. - (SM2) est compatible avec la négation de (SM1)
32- (SM3) Types de propriétés spatiales Les
modalités diffèrent relativement aux types de
propriétés spatiales sur lesquelles elles nous
informent. Par exemple, l'ouïe ou l'odorat ne
nous informent pas sur la forme des objets. - (SM3) compatible avec la négation de (SM1) ou
(SM2)
33- (SM4) Propriétés diagnostiques exploitées pour
reconnaissance et identification Les modalités
différent quant aux propriétés exploitées pour la
reconnaissance et l'identification d'objets
particuliers ou de types d'objet. Par exemple, la
reconnaissance tactile des chats exploitent
propriétés de texture, de température, de
distribution des masses, tandis que la
reconnaissance visuelle exploite propriétés de la
structure des surfaces. - (SM4) compatible avec négation de (SM1)-(SM3).
34- (SM5) Processus Les processus que sous-tendent
la perception spatiale dans les différentes
modalités sont distincts. Par exemple,
informations exploitées par diverses
computations, algorithmes utilisés à diverses
étapes, nature séquentielle ou parallèle du
traitement, etc. - (SM5) compatible avec négation de (SM1)-(SM4).
35- (SM6) Véhicules Les véhicules de représentation
spatiale différent selon les modalités
(//image/phrase ou //phrase dans une
langue/phrase dans une autre). Par exemple, on
soutient souvent que le véhicule de la perception
haptique des formes suppose un ordre séquentiel
des unités de représentation, à la différence de
la perception visuelle des formes. - (SM6) peut être associée à (SM2) mais peut aussi
être jugé compatible avec la négation de (SM1)-
(SM5).
36- (SM7) Phénoménologie il existe des différences
phénoménologiques entre modalités relativement à
la manière dont les propriétés spatiales et
physiques sont éprouvées. Ces différences
phénoménologiques sont distinctes des différences
évoquées précédemment et sont irréductibles à
celles-ci. - (SM7) est compatible avec négation de
(SM1)-(SM6).
37- Variante moderne du problème de Molyneux
problème de Bach-y-Rita - Dans la deuxième moitié des années 1960,
Bach-y-Rita et ses collègues (Bach-y-Rita et al.,
1969 White et al., 1970, Bach-y-Rita, 1972,
Collins et al., 1973) ont mis au point un système
de substitution visuo-tactile (SSVT) destiné aux
aveugles. Ce système est constitué en premier
lieu dune caméra vidéo, que le sujet peut
manipuler à sa guise. - Cette caméra est couplée à un mécanisme de
transduction, qui convertit limage produite par
la caméra en une représentation cutanée isomorphe
sous forme dune configuration de vibrations
produite par une matrice de 400 vibrateurs placée
sur la peau du sujet, généralement dans le dos ou
sur labdomen.
38- Le problème de Molyneux dans sa version originale
présente de graves inconvénients pratiques.
Lidée que létude des aveugle-nés venant de
recouvrer la vue puisse nous éclairer sur la
caractère spatial ou non-spatial de la perception
visuelle repose sur lhypothèse plus que douteuse
que léquipement sensoriel de laveugle
congénital soit intact et prêt à fonctionner au
premier instant de la vision. Faute de garantie
sur ce point, il est impossible de déterminer si
laveugle qui ne discerne pas le cube de la
sphère ne le fait pas parce que linformation
visuelle quil obtient par les yeux ne porte pas
sur les propriétés spatiales de lenvironnement
ou bien parce que son système sensoriel,
fonctionnant mal, nest pas capable dobtenir
cette information spatiale.
39- Un des grands avantages du SSVT est de
court-circuiter cette difficulté en rendant
disponible au sujet une information
essentiellement visuelle sans avoir à passer par
les yeux. Dans le cas de lutilisation du SSVT
comme dans celui de la vision ordinaire,
linformation qui arrive au sujet est
linformation sur les objets véhiculée par la
lumière et dans les deux cas cette information
est présentée et extraite de la même manière.
40- Liste non exhaustive, de similitudes
- Une image est formée par une lentille sur une
surface bi-dimensionnelle. - La surface contient des éléments discrets
(vibrateurs bâtonnets et cônes) qui réagissent
à lentrée. - Les surfaces contiennent des cellules nerveuses,
qui sont connectées aux régions de la surface
(champs récepteurs) et qui envoient des signaux
électriques au cerveau. - Le système de formation de limage (oeil caméra
de télévision) peut être déplacé à volonté,
soumettant limage à des transformations.
41- Plus généralement, dans les deux systèmes la
source de stimulation nest pas nécessairement en
contact avec le corps autrement dit, elle peut
être sentie, même si elle ne peut pas
nécessairement être touchée. - En conséquence de (e) la perception peut être
interrompue par linterposition dobjets entre le
spectateur et lobjet vu.
42- Que se passe-t-il lorsque des aveugles sont
équipés du SSVT? - Ils deviennent très rapidement au terme de 5 à
15 heures de pratique en moyenne capables de
distinguer des objets et de décrire leur
arrangement spatial, dévaluer correctement la
taille, la distance, la rotation, lorientation
et autres phénomènes tri-dimensionnels qui sont
présentés. - Ils réagissent par un comportement de défense à
lapproche soudaine dun objet dans le champ de
la caméra. - Ils répondent aux illusions visuelles testées
(par exemple, leffet de cascade) de la même
façon que les voyants. - Au bout de quelques heures de pratique, les
stimuli perçus sont localisés par le sujet dans
le monde extérieur, en face de lui, et non au
contact de la peau, autrement dit, ils sont
perçus comme distaux.
43- Les résultats obtenus jusquici indiquent la
grande importance des mouvements auto-générés de
lobservateur. Lorsquil leur est demandé
didentifier des formes statiques avec la caméra
fixe, les sujets éprouvent de grandes difficultés
mais quand ils sont libres de tourner la caméra
pour explorer les figures, la discrimination est
rapidement établie. Avec la caméra fixe, les
sujets rapportent leurs expériences en termes de
sensations sur le dos, mais quand ils déplacent
la caméra sur les agencements 11 , ils rapportent
leur expérience en termes dobjets localisés
extérieurement en face deux. Le mouvement de la
caméra est ici analogue au mouvement des yeux
dans la vision et ce résultat soulève la
possibilité intéressante que la localisation
externe des percepts puisse dépendre, de manière
critique, de ces mouvements. (White et al., 1970
25).
44- Quelle leçon tirer de ces résultats vis-à-vis du
problème de Molyneux ? - Ils semblaient aller dans le sens de loption
suggérée par Diderot, à savoir que la vision nous
donne par elle-même des informations sur les
propriétés spatiales de lenvironnement, mais
quelle a néanmoins besoin pour ce faire dun
apprentissage. - Pour que cette conclusion soit confirmée, il faut
montrer - (1) quil est raisonnable dattribuer à
lutilisateur du SSVT une expérience visuelle, et
- (2) que lespace visuel n'a pas un caractère
dérivé par rapport à lespace tactile ou à
l'espace moteur.
45- Dans la mesure où lon veut décrire
lutilisateur du SSVT comme faisant usage de son
sens du toucher, les objets sentis ne sont pas
ceux qui se trouvent en face de la caméra de
télévision, mais les vibrateurs mis au contact de
sa peau. Si, au contraire, on considère que les
objets quil sent sont ceux qui sont balayés par
la caméra, il est certainement plus plausible de
les décrire comme (en un sens) vus, les croyances
ainsi acquises comme (en un sens) visuelles
(Heil 1983 16).
46- Critère des stimuli Cest le critère que défend
Heil. La distinction entre les sens est fondée
sur la différence entre les types de stimulations
physiques exploités pour en tirer de
linformation. Daprès lui, par conséquent, voir
suppose une activité dextraction dinformation à
partir des rayons lumineux il y a audition
lorsquune créature extrait de linformation à
partir dondes de compression de certains types
lodorat et le goût impliquent lextraction
dinformation à partir de caractéristiques
chimiques de lenvironnement ... le toucher
fait intervenir la capacité à obtenir de
linformation sur les choses par lintermédiaire
de certains types de contact mécanique (1983
8).
47- Casati et Dokic 1994 ce critère nest toutefois
pas parfait en ce quil ne permet pas de
distinguer entre perception visuelle et
perception thermique, puisque dans les deux cas,
le milieu semble être celui des radiations
électro-magnétiques. - Lobjection nest toutefois pas nécessairement
dirimante, dans la mesure où radiations
lumineuses et radiations thermiques se
distinguent malgré tout par leur longueur donde
et leur bande de fréquence.
48- Sensation et perception
- Gibson (1966) opère une distinction entre
linformation contenue dans une expérience et les
aspects qualitatifs de ces expériences et, par
suite, entre deux manières de concevoir les sens - comme canaux de sensations, essentiellement
passifs, qui sont les sources des qualités
conscientes de lexpérience - comme des systèmes perceptifs, essentiellement
actifs, qui extraient ces informations et sont
sources de connaissances sur sur le monde. - Gibson souligne en outre labsence de relation
nécessaire entre sensation et perception.
49- Linformation sur le monde est contenue dans les
propriétés structurelles invariantes des stimuli.
Lobjet de la perception est donc dextraire
cette information en détectant ces invariants.
Dans ce processus de détection, le mouvement joue
un rôle important. Les systèmes perceptifs sont
susceptibles dapprentissage, cet apprentissage
ayant pour effet de permettre une détection plus
exacte, plus complète et plus rapide des
invariants présents dans une stimulation.
50- Berkeley, dun côté, Gibson et Bach-y-Rita de
lautre, saccordent sur le fait que la fonction
principale de la perception est de nous fournir
des informations sur lenvironnement. Il en
découle que pour eux, le problème principal dune
théorie de la perception nest pas dexpliquer
pourquoi les choses ont lapparence phénoménale
quelles ont, mais de quelle manière les sens
nous informent sur le monde. - Le deuxième point commun important de ces auteurs
est dassocier perception des propriétés
objectives de lenvironnement et invariance.
Ainsi, Berkeley lie la prééminence quil accorde
aux idées tactiles par rapport aux idées
visuelles au fait que les premières mais non les
secondes sont constantes et Gibson rend compte de
lextraction dinformation en termes de détection
dinvariances.
51- Différences capitales. Ni Berkeley, ni les
auteurs du XVIIIe siècle, à lexception peut-être
de Thomas Reid (1785), ne songent à contester
lidée que la perception se fonde sur la
sensation. - A lopposé, Gibson insiste sur la séparabilité de
la sensation et de la perception et sur
lindépendance de la perception vis-à-vis des
sensations. Pour Gibson, les fluctuations des
sensations visuelles associées à la perception
dun objet à différentes distances ne donnent
aucune raison de douter du caractère
immédiatement spatial de la perception visuelle,
puisque précisément la perception ne dépend pas
de la sensation.
523Le rôle du mouvement dans la perception
spatiale.
53- Posé en termes gibsoniens, le problème de la
spatialité de la perception visuelle se décompose
en deux questions - La question de la présence dune information
spatiale sous forme dinvariants de structure
dans le stimulus visuel. - La question de la capacité des organismes à
extraire cette information.
54- Il est généralement reconnu que Gibson a démontré
que linformation spatiale contenue dans les
stimuli visuels était beaucoup plus riche quon
ne lavait pensé avant les travaux systématiques
quil a menés et quelle était ainsi suffisante
pour donner une représentation non-ambiguë des
propriétés spatiales de lenvironnement. Si tel
est le cas, il semblerait donc que Gibson ait
raison contre Berkeley.
55- La démonstration de Gibson repose sur la
substitution à la notion classique de stimulus
visuel conçu comme étant limage formée par la
lumière sur la rétine à un instant donné dune
notion plus riche, celle de la rangée optique
(optic array) et de ses transformations. - Cette redéfinition de la notion de stimulus
visuel a pour conséquence dinclure le mouvement
dans le stimulus puisque lune des sources
principales des transformations de la rangée
optique sera le mouvement du spectateur. - La question de la spatialité intrinsèque à la
perception visuelle ne recevra donc une réponse
positive que pour autant quen élargissant ainsi
la notion de stimulus visuel, on ne se donne pas
subrepticement des idées spatiales déjà
constituées. Doù la nécessité délucider le rôle
exact joué par le mouvement dans la perception
visuelle.
56- La rangée optique est définie comme la
projection sphérique dune configuration
géométrique de lumière ambiante autour dun point
dobservation. Elle existe donc objectivement
indépendamment de lexistence dun observateur.
Elle constitue un stimulus potentiel qui devient
actuel lorsquun œil se trouve au point
dobservation. Toutefois, on ne doit pas
identifier stimulus actuel et stimulus potentiel
à un instant donné, car un stimulus actuel est
étendu dans le temps à un stimulus actuel peut
donc correspondre une série de transformations de
stimuli potentiels, qui peut être soit leffet
dun déplacement de lœil (mouvement de
lobservateur), soit leffet dun changement dans
lenvironnement.
57- Un stimulus actuel possède donc à la fois une
structure simultanée la configuration de la
rangée optique à un instant donné et une
structure successive donnée par les
transformations de la rangée optique. Pour
Gibson, si linformation spatiale contenue dans
un stimulus est en partie donnée dans ses
invariants statiques, elle lest néanmoins
surtout par ses invariants dynamiques.
Limportance du mouvement tient donc en tout
premier lieu à son rôle dans la production de ces
invariants.
58(No Transcript)
59(No Transcript)
60- Son insistance sur le rôle du mouvement ne fait
pas de Gibson un défenseur de la théorie motrice
de la perception spatiale, au sens où une telle
théorie fait consister lapprentissage de la
perception spatiale visuelle en la mise en place
de corrélations entre stimuli visuels et idées
motrices, telles quen présence de tels ou tels
types dobjet dans son champ visuel, le sujet
déclenche un programme moteur adapté. - Gibson prend soin de distinguer entre deux types
de mouvements - les mouvements exploratoires dont l'objet est
dobtenir des stimulations de lenvironnement en
vue de la perception - les mouvements performatifs qui servent à la
réalisation des comportements au sens ordinaire
du terme.
61- Toutefois, il faut encore demander si l'utilité
du mouvement dans la détection des invariants
spatiaux n'a pas pour condition préalable la
capacité de distinguer - entre les transformations de la rangée optique
qui déroulent des mouvements de lobservateur et
les transformations liées à des changements dans
lenvironnement et, - les déplacements simplement passifs de
lobservateur de ses mouvements auto-générés. - Et il faut aussi se demander si la capacité à
opérer ces distinctions nimplique pas que
lobservateur dispose déjà de représentations
spatiales.
62- On peut reprocher à Gibson de navoir pas bien
perçu la différence des rôles joués par les
déplacements passifs et les déplacements actifs. - Il insiste sur la nécessité du mouvement pour la
mise en évidence de certains des invariants
structurels du stimulus visuel, mais ne semble
pas appréhender toute limportance du mouvement
spontané pour la localisation dans le monde
extérieur des invariants identifiés. - En revanche, Bach-y-Rita et ses collègues sont
très sensibles au rôle important joué par le
mouvement actif.
63- Bach-y-Rita et ses collègues font lhypothèse
quune corrélation précise de la translation de
lentrée avec le mouvement auto-généré du senseur
est la condition nécessaire et suffisante dune
attribution des phénomènes observés à un monde
extérieur stable et qu'inversement un défaut de
correspondance entre la translation de la rangée
dinput et les mouvements auto-générés du senseur
devraient résulter en des expériences attribuées
soit à des conditions non-rigides de
lenvironnement externe, soit à des phénomènes
dont lorigine perçue est interne à
lobservateur" White et al., 1970 25).
64- Il semble quune petite correction de cette
hypothèse simpose il est plausible que
lexistence dune corrélation précise entre les
transformations de linput et les mouvements
auto-générés soit une condition nécessaire, mais
cette condition nest pas suffisante, car ce qui
est crucial ce nest pas simplement que la
corrélation existe, mais encore quelle soit
détectée comme telle. - En termes gibsoniens, cette corrélation peut être
tenue pour un invariant dordre supérieur et
lhypothèse de Bach-y-Rita serait ou devrait être
que la perception du monde externe comme tel
dépend de la détection de cet invariant. - Cette conception du rôle du mouvement présente de
fortes affinités avec la théorie qua développée
Poincaré du rôle du mouvement dans la
représentation de lespace.
65- Le problème de Poincaré est dexpliquer comment
nous sommes capables de construire un espace
représentationnel qui soit une bonne
approximation de lespace géométrique sur la base
de nos espaces sensoriels, lespace visuel,
lespace tactile et lespace moteur, étant donné
que leurs caractéristiques sont très éloignées
des caractéristiques de lespace géométrique qui
est continu, infini, tridimensionnel, homogène et
isotrope. - La réponse de Poincaré à ce problème consiste à
considérer quil ne faut pas chercher lorigine
de lespace représentatif quasi-géométrique dans
nos sensations prises isolément mais dans les
lois suivant lesquelles ces sensations se
succèdent.
66- La construction de l'espace trouve son origine
dans la possibilité de distinguer deux types de
changements de nos impressions. - Le passage dun ensemble dimpressions A à un
ensemble dimpressions B correspond à un
changement de position de lobjet qui cause ces
impressions, s'il est possible de restaurer
lensemble dimpressions A en faisant des
mouvements qui nous replacent vis-à-vis de
lobjet dans la situation relative initiale. Il y
a donc changement de position lorsquil est
possible de corriger une modification qui sest
produite et de rétablir létat initial par une
modification inverse. - Il y a changement d'état lorsquune telle
correction n'est pas possible.
67- Par essais et erreurs, nous apprenons quels
mouvements volontaires sont susceptibles de
compenser quels changements. Cest parce que
cette association par compensation exprime
sensiblement une loi de groupe, le groupe des
mouvements rigides, que lespace représentatif
ainsi acquis constitue une approximation de
lespace géométrique.
68- Cela veut-il dire quen apprenant de lexpérience
quand des changements dimpressions sensorielles
sont susceptibles dêtre compensés par des
mouvements volontaires et par quels mouvements,
nous apprenons en fait à transférer aux
représentations de la vue ou du toucher des
notions spatiales déjà présentes dans la
représentation des mouvements ? - Poincaré refuse une telle interprétation. Par
représentation des mouvements, il nentend pas la
représentation des mouvements dans lespace, mais
la représentation des sensations musculaires qui
les accompagnent et qui en elles-mêmes ne
présupposent pas la notion despace.
69- En résumé, selon Poincaré, lespace ne nous est
donné ni dans nos représentations sensorielles,
ni dans nos représentations motrices. Lespace
est toutefois construit sur la base de ces
représentations. - Cette construction suppose
- que soient considérées non simplement des
ensembles de sensations simultanées, mais des
suites de sensations - que soient considérées à la fois des suites de
sensations externes (visuelles, tactiles, etc.)
et des suites de sensations de mouvement et - quune association par compensation mette en
corrélation des suites de sensations
extéroceptives avec des suites de sensations
musculaires. - Lassociation par compensation permet ainsi la
construction ou lextraction des invariants du
groupe des mouvements rigides. En réalisant un
modèle sensible de ce groupe, lassociation
construit un espace représentatif qui constitue
une approximation sensible de lespace
géométrique.
70- La théorie de Poincaré semble donc permettre de
donner un contenu précis à ce qui est évoqué de
manière vague lorsque lon parle de processus
actifs dextraction dinvariants et que lon dit
que nos représentations spatiales sont le produit
de tels processus.
71- Gibson pour mieux comprendre Poincaré Ce que
montre la description par Poincaré des espaces
visuel, tactile et moteur, cest lhétérogénéité
des modes de structuration de linformation
spatiale dans les stimuli associés aux
différentes modalités, plus précisément cest
lhétérogénéité de la structuration de
linformation dans les ensembles de sensations
simultanées des différentes modalités. - En revanche, le mode de structuration dynamique
des stimuli est le même quelle que soit la
modalité concernée cest ce qui rend possible
lassociation par compensation et ce qui explique
pourquoi lespace visuel et lespace tactile sont
un seul et même espace.
72- Pourquoi penser que les concepts spatiaux doivent
être construits plutôt qu'innés? - Si lon sen tient à lhypothèse innéiste, on ne
pas expliquer comment le traitement des stimuli
du SSVT peut donner lieu à une représentation
spatiale constituant une interprétation correcte
de linformation délivrée. Si lhypothèse
innéiste était juste, les stimuli ne devraient
pas pouvoir être interprétés autrement que comme
des configurations tactiles , des dessins sur
la peau. - En revanche, les résultats de Bach-y-Rita
sexpliquent facilement dans une hypothèse à la
Poincaré, puisque dans cette optique, quelle que
soit la modalité considérée, cest le même
processus dassociation par compensation qui
permet la construction dune représentation
spatiale. Que les stimuli visuels présentés
tactilement ne donnent pas lieu aux mêmes
représentations spatiales que les stimuli
tactiles ordinaires tient à ce que lassociation
par compensation ne dégage pas les mêmes
invariants dans les deux cas.
734.Conclusion
74-
- Si les invariants spatiaux sont principalement
détectables dans la structure dynamique des
stimuli et si la structuration dynamique des
stimuli est la même pour toutes les modalités,
nos représentations spatiales perceptives en tant
quelle résultent de la détection de ces
invariants dynamiques sont en principe
compatibles entre elles. - Le problème de Bach-y-Rita et son illustre
ancêtre, le problème de Molyneux, apparaissent
alors susceptibles de recevoir une solution
positive.